Prologue
Il savait qu’on ne se méfierait pas d’un enfant. Ses onze ans frêles en imposaient peu, et il avait emmené avec lui son jouet préféré, un petit soldat en bois sculpté par son père. Une femme avait mentionné le puits de Rachel, un vieux trou d’eau abandonné derrière la colline, d’où il allait souvent contempler la longue plaine verdoyante qui courait vers le lac Houleh. Alors, sans prévenir personne, Judas était parti.
Le soleil aurait dû pointer à l’horizon, mais il était voilé par le nuage de fumée qui venait de Sepphoris en flammes, et ne déversait plus sur les eaux du grand lac qu’une lueur blafarde. Deux jours durant, le vent leur avait aussi porté les cris de ceux que l’on y massacrait.
Il n’avait demandé à aucun de ses amis de le suivre. Le froid de la nuit commençait à peine à se dissiper et il resserra sur lui les pans de son petit manteau de chèvre. Un légionnaire romain croisa sa route. Comme à chaque fois qu’il en voyait un, il ressentit un mélange de peur et de dégoût. Mais il se força à le dépasser sans le regarder, serrant contre lui son soldat. Il ne vit pas le regard attendri que l’homme lui jeta.
Le bruit des marteaux le guida jusqu’au sommet de la colline. Il atteignit un petit tertre, s’étendit derrière et regarda.
Cela faisait comme une forêt. Là où la veille il n’y avait que le vieux puits, des morceaux de bois plus hauts qu’un homme s’élevaient. À l’aide d’un système de câbles, des soldats par groupes de trois les montaient. Un quatrième, armé d’une pelle, suant, creusait un trou, et vérifiait que le bois s’y plantait correctement, cherchant ensuite des pierres pour le stabiliser. La terre était dure et friable et l’arbre, mal enfoncé, retombait souvent, assommant parfois l’un des hommes. Judas n’arriva pas à compter les troncs : une centaine au moins. Il savait qu’à Sepphoris des milliers avaient été ainsi dressés.
La besogne allait vite. Les Romains avaient travaillé toute la nuit, aidés par les vieillards de la ville qu’ils avaient épargnés.
Au bout d’une heure, un groupe plus nombreux arriva par la colline. Les femmes étaient en tête, muettes, formant bloc. L’enfant eut du mal à reconnaître dans les traits durs et figés de Ciborée, sa mère, la tendresse qu’il y lisait d’habitude. Il voulut d’abord se cacher, puis se leva et courut vers elle.
« Tu étais là ? »
Elle n’ajouta rien, et cette absence de gronderie l’étonna plus que tout.
« Ils ont fini ? Tu as vu ton père ? »
Il secoua la tête.
Comme une vague, les femmes approchaient. Elles n’étaient qu’une trentaine, mais semblaient mille par leur détermination. Dès qu’ils les virent aborder le plateau, une dizaine de soldats romains se précipitèrent, arme à la main, pour leur barrer le chemin. Deux d’entre elles, vêtues de noir, se détachèrent du groupe.
« Nous sommes venues voir mourir nos maris. »
L’un des légionnaires cria quelque chose en latin. Un Juif arriva, salué par des exclamations de mépris. C’était le traducteur. Il fit répéter les deux femmes, et s’acquitta de sa tâche envers l’officier, qui les informa que personne ne passerait. Elles risquèrent un pas. Aussitôt, les pilums se baissèrent.
Sur un signe de Ciborée, toutes s’assirent. Les Romains échangèrent quelques regards inquiets. Qu’est-ce que ces diablesses allaient encore inventer ?
Alors une main montra la plaine, au loin. Un nuage de poussière signalait la venue d’une cinquantaine d’hommes, des Juifs encore. Dès qu’ils furent là, les femmes leur firent place, et Judas eut l’impression que sa mère se laissait soudain aller, la douleur envahissant son visage.
Les Romains avancèrent encore d’un pas sans que les autres reculent. Ils se firent face, blocs de haine.
Les premiers groupes de prisonniers arrivèrent assez rapidement. Il y eut un frémissement, puis quelques cris quand certaines crurent apercevoir leurs époux.
« Ne dites rien, c’est ce qu’ils attendent », dit un homme en hébreu. Les femmes prirent sur elles, et l’on n’entendit plus que quelques sanglots épars.
« Maman, on va voir Papa ? demanda Judas.
— Je ne sais pas, mon chéri. Sûrement. Il ne va pas nous quitter comme ça. »
Judas avait envie de demander si son père allait mourir, mais n’osa pas.
Il y avait une centaine de prisonniers, et deux fois plus de soldats romains. La plupart étaient déjà enchaînés au patibulum qui reposait sur leurs épaules. Plusieurs, prisonniers politiques, étaient marqués au fer rouge des insignes de l’État. La poussière soulevée formait un léger nuage au-dessus du sol et provoquait des quintes de toux qu’on entendait de loin.
Les légionnaires contenaient les Juifs qui tentaient de voir. L’opération était délicate. Il fallait détacher chaque homme, hisser le patibulum, dans lequel une mortaise avait été creusée, jusqu’aux tenons taillés sur le poteau, puis faire monter le condamné. Deux nœuds coulants étaient alors glissés sous ses aisselles. Les prisonniers se débattaient, et les coups tombaient dru. Escabeaux et cordes manquaient.
Nul ne reconnut le premier crucifié. Le centurion lui fit tordre les jambes, de manière à ce que les pieds soient placés des deux côtés du tronc, puis, en deux coups de marteau, enfonça un clou dans ses talons, qu’il fixa ainsi au bois. L’homme hurla. À ce spectacle, les autres condamnés s’agitèrent, et il fallut encore user de la force.
« Ce n’est pas une exécution, c’est un supplice », murmura la voisine de Ciborée.
Les condamnés étaient presque nus, et leurs derniers vêtements arrachés avant la crucifixion. Les femmes étaient attachées face au bois, par décence. Ses jambes fléchies permettaient au crucifié de se soulever et de respirer plus facilement. Par instinct de survie, il le faisait, cherchant l’air qui lui manquait. Le combat durait jusqu’à ce que l’asphyxie gagne.
Les premiers furent tous attachés et hissés de la même manière, puis les Romains s’amusèrent. Un des condamnés fut crucifié la tête en bas, un autre eut les bras cloués en plus des jambes. Des pointes furent plantées dans les paumes d’un troisième et les soldats rirent en les regardant se déchirer sous le poids du corps. Les cris étaient plus fréquents, malgré le courage des hommes. Enfin les soldats, las, bâclèrent. Trois condamnés, trop lourds, trop remuants, eurent même la chance de mourir d’un coup de lance dans le côté. Le centurion intervint alors et se lança dans un discours sur la nécessaire exemplarité des punitions.
La première, la femme de Josué, un charpentier, reconnut son mari. Elle rompit le cercle des soldats et se précipita vers lui les bras tendus. Josué la reconnut et leva les mains. Ce fut leur dernier geste. Du plat de son glaive, un soldat assomma la femme. Quand elle reprit connaissance, Josué était noyé dans l’anonyme forêt des croix.
L’opération dura toute la matinée. Le supplice de la soif vint s’ajouter à celui déjà enduré et les crucifiés commencèrent à réclamer à boire.
« Quand je pense qu’on a cru qu’il était le messie, dit un homme, cherchant des yeux Juda le Gaulanite.
— Un messie qui finit sur la croix… Quelle dérision ! » cracha son voisin.
Dans le petit groupe des Juifs, la tension était extrême. Lorsqu’elles comprirent que tous les prisonniers étaient là et qu’aucun n’échapperait au supplice, les femmes se mirent à crier les noms de leurs époux, tentant de forcer le barrage.
Judas regardait. Jamais il n’oublierait la chaleur qui vrillait les crânes, la sueur sur les faces des soldats, les hurlements des condamnés, l’odeur qui montait des entrailles vidées par la peur. Autour de lui, peu de femmes pleuraient. Des enfants cherchaient leur père. Un des hommes se flatta que ses amis meurent d’une mort que les Romains refusaient à leurs propres citoyens.
Quand des cailloux commencèrent à voler, un légionnaire alla trouver son chef.
« Tout le monde est cloué ? répondit le centurion.
— Oui.
— Alors laisse-les aller. Il est bon que tous voient ce qu’il en coûte de s’attaquer à l’Empire. »
Ce fut une ruée. À peine les rangs de soldats s’étaient-ils écartés que les Juifs se précipitèrent vers leurs héros, leurs martyrs, leurs morts déjà parfois. Chacun, chacune se mit à remonter les rangs de croix, tentant de reconnaître dans un corps souffrant le père, le frère, l’amant.
À la stupéfaction des Romains, une dignité presque inhumaine marquait la plupart des retrouvailles. Seule une jeune fille de quinze ans tomba aux pieds d’un homme, l’embrassa et le bénit. Son père s’approcha d’elle et lui posa la main sur l’épaule. Sarah était promise à un autre.
En affichant ainsi son amour, elle condamnait le mariage, jetait le déshonneur sur sa famille. En temps normal, son châtiment aurait été cruel. Mais les temps n’étaient plus normaux, et tout se dissolvait dans la souffrance des cent bouches happant l’air.
Le centurion tenta un discours.
« Vous êtes punis par ces mains qui se sont dressées contre Rome, par ces pieds qui vous ont fait croire que vous pouviez fuir. »
La foule gronda. Certains manquèrent céder à la provocation, et il fallut à nouveau que les plus raisonnables prennent la parole pour calmer les esprits.
Le vent charriait des odeurs de corps suants, de sang, d’excréments. Autour des têtes, des vautours de plus en plus audacieux tournaient.
Judas et Ciborée cherchaient Simon, le père de l’enfant, mais ne le trouvaient pas. Ils remontèrent plusieurs fois la foule, s’arrêtant parfois pour offrir à une de leurs connaissances l’aumône d’un regard.
Il se trouvait plus loin sur la plaine, derrière trois palmiers. Il n’y avait là que huit croix. C’étaient les meneurs de la révolte. Parmi eux se trouvait Juda le Gaulanite, qui l’avait démarrée.
Simon avait les pieds cloués de chaque côté d’un tronc d’olivier, les bras attachés à la traverse. Ses pouces étaient contractés : un nerf lésé par le passage du clou, enfoncé entre deux os dans les poignets… Le visage était déjà déformé par l’agonie. Le poids du corps pesait tellement sur le thorax que l’asphyxie menaçait. Les muscles étaient tétanisés.
Un centurion autorisa la femme et l’enfant à approcher.
Le père de Judas regardait en l’air comme s’il tentait de rattraper son souffle. Ciborée enlaça ses jambes, et il se pencha vers eux. Une lueur de bonheur apparut sur ses traits torturés.
Puis elle s’agenouilla devant son fils.
« Judas, n’oublie jamais cela. Ce qu’a fait ton père était juste. »
Jamais elle n’avait paru à ce point approuver Simon. Judas se souvenait pourtant des longues disputes qui les opposaient sur les risques qu’il prenait. Il réalisait seulement aujourd’hui combien finalement ils étaient en accord. À son tour, il tendit une main vers les jambes de son père, mais interrompit son geste. Simon comprit son dégoût et lui adressa ce que l’enfant reconnut comme un sourire. Il parlait difficilement, articulant à peine.
« Ne sois pas triste, mon fils. Je meurs pour une noble cause. »
Il reprit son souffle, arrachant chaque mot de sa poitrine.
« Judas, je n’ai pas grand-chose à te dire. Tu es un enfant courageux. Tu connais la misère de notre pays. Mais Dieu est avec nous, et nous luttons. Ne te laisse jamais dicter ta loi par un autre que Lui. Sois-Lui fidèle, à Lui et à notre terre. Tu vas vieillir beaucoup cette nuit, mon fils. Tu découvres en même temps la tristesse et la révolte. Ne garde que la deuxième, mais fais qu’elle ne t’abandonne jamais. Le pire est de dormir sa vie. »
Déjà les mots ne sortaient plus de la bouche tordue qu’un par un. Il lui fallut longtemps pour arriver au bout de ces quelques phrases, tant sa position le faisait suffoquer.
Il eut un gémissement plus fort que les autres. Tentant de se redresser, il venait d’appuyer sur ses plaies.
« Je te laisse ta mère. Ta mère et ta terre. Tu es l’aîné. Tu me remplaceras. »
Judas ne savait que dire, totalement dépassé par la solennité du moment.
La voix du père était de plus en plus rauque. Alors soudain il hurla.
« Je vous aime », puis, dans une plainte : « Je ne veux pas mourir. »
Ce dernier cri, cet aveu de faiblesse, libérèrent Judas. L’enfant put enfin laisser couler ses larmes.
Au coucher du soleil, les soldats arrivèrent armés de gourdins et cassèrent les tibias des condamnés. Sans plus d’appui, les corps s’affaissaient, la respiration devenait impossible, et ils mouraient rapidement. Cet arrêt mis à des souffrances qui duraient habituellement trois jours interdisait aux suppliciés qui en auraient encore été capables de profiter de l’obscurité pour s’enfuir. Un coup de lance finissait d’achever le travail quand il semblait que l’homme était mort. Les familles furent chassées.
Seul le petit groupe des meneurs n’eut pas droit à ce traitement. Le plus résistant tint trois jours. Le père de Judas mourut le lendemain en début d’après-midi, après plus de vingt-quatre heures d’agonie. Nul ne s’en aperçut de prime abord : il n’émettait plus depuis un moment que quelques gémissements épars. L’un des soldats fut le premier à le comprendre, et il donna un coup de lance au flanc du mort. Le sang coula, mêlé d’eau.
Les corps ne furent enlevés que lorsque le dernier condamné eut expiré. Les oiseaux avaient commencé de les attaquer, malgré les efforts des familles pour les éloigner. Ciborée tenta de toucher une dernière fois son époux quand on l’eut descendu, mais les soldats la repoussèrent. Ils avaient ordre de les emmener à la fosse commune.
Alors Judas prit le soldat qu’il portait depuis la veille et, regardant droit dans les yeux le légionnaire de faction que la chaleur avait à demi assoupi, il le piétina.